Pour donner un peu de “concrétude” à cet article, je vais donner, comme souvent, l’histoire qui m’a amenée à écrire cet article.
L’anecdote : Alex et sa contradiction
Pendant la période de confinement, j’ai échangé à distance avec un ami allemand, Alex. Au détour de nos conversations, Alex me partage un doute, une inquiétude sur la connexion qui a pu s’installer entre nous. Je le rassure et livre un peu de vulnérabilité puisque je sens qu’en le faisant lui-même, il m’y autorise. Il me renvoie alors un message assez détaché, court où il me dit à peu près « ne pas se sentir concerné” (‘I wasn’t concerned” en anglais, mais vous voyez l’esprit). Ce message me plonge dans une émotion que je n’arrive pas à définir. Pourtant, l’engagement est faible, il s’agit juste d’un chat avec une personne que j’aime bien mais que je connais peu. La conversation pourrait s’arrêter du jour au lendemain sans que je m’en formalise. Je serai déçue, oui, mais pas à ramasser à la petite cuillère. D’où vient cette souffrance soudaine qui a un goût de déjà vu ?
Je médite un peu (beaucoup) et il me vient alors que la douleur vient du fait que j’ai ressenti, que ça a été contredit et que mon crédit est allé au contradicteur. Je me suis mise malgré moi en négation de mon ressenti. Je sens que je tiens le bon bout, cette contradiction me noue les tripes. En creusant plus avant, je vois alors que les messages de mon ami, en soi, étaient en fait contradictoires (je ne m’en étais pas rendue compte au début, perdue que j’étais dans mon tunnel) : l’un fait état d’une peur et d’un doute, impliquant que la connexion lui importe, l’autre le montre détaché de la connexion, plutôt indifférent. Ma réponse a été sur la base du 1er, qui correspond à mon ressenti globale de la relation entre nous. La seconde réponse contredit mon ressenti et, d’une certaine façon, m’invite à le laisser de coté.
Blessure ou boussole intérieure ?
Que s’est-il passé ? J’ai eu de la chance… J’ai eu de la chance car mon expérience et celle des gens que j’accompagne (j’avais écrit « qui m’accompagnent » 🙂 drôle de lapsus mais qui dit toute la vérité du coaching) m’a fait comprendre qu’une souffrance accueillie ne peut durer. Quand on accueille la souffrance, le ressenti s’allège. On finit même par avoir un plaisir à ressentir, puis un soulagement qui ressemble à ce qu’on ressent quand, enfant, on a bien pleuré un chagrin et qu’on se sent à nouveau tout frais et dispo pour la suite.
Mais si elle ne disparaît pas, si la souffrance demeure, c’est qu’il se joue autre chose. La force de la souffrance m’a aussi tiltée. Quand elle est telle, ce n’est plus une blessure originelle. Ça touche à notre boussole intérieure, et ça, ça rigole pas.
L’effet double bind
Ou double contrainte, double discours, injonctions paradoxales, etc.
Ce qui s’est passé dans cette histoire, c’est un (petit) effet double bind. C’est un phénomène passionnant, que l’on connaît beaucoup dans le monde professionnel, dans les cas de harcèlement moral ou de burn-out, quand il est demandé à un salarié quelque chose et en même temps que l’attitude, les conditions ou la forme utilisée empêche la réalisation de la demande :
- Il lui est demandé d’atteindre un résultat mais les moyens pour l’atteindre lui sont refusés.
- Il lui est demandé de s’impliquer activement mais ses implications sont dépréciées ou étouffées, etc.
- Il lui est demandé d’être fort et en confiance mais l’attitude du responsable ou de son environnement contredit la confiance et la force qu’on lui accorde.
- Etc.
On le retrouve aussi dans les histoires d’emprises, de pervers narcissiques, de relations toxiques… et à vrai dire, on le retrouve partout si on regarde bien (ce que nous allons faire).
Concernant mon histoire, Alex a simplement voulu protéger son implication ou sa vulnérabilité. Il a été sincère une première fois, il a repris le contrôle ensuite et a décidé d’apparaître détaché la deuxième fois. Je ne m’en suis pas rendue compte. Je l’ai cru. Et cette vérité que j’ai prise pour vraie, a nié pour le coup mon propre ressenti. Moi qui voit si bien les “opérations” de protection avec mes clients quand elles ne me concernent pas, je suis tombée dans le panneau. Est-ce un hasard ? Bien sûr que non, je suis devenue aveugle exactement là où le terrain était suffisamment sensible pour que je n’ai plus de perspective objective sur ce qui se jouait en l’autre. Je me suis focalisée sur moi. Et c’est l’erreur typique de l’hypersensible débutant : se regarder soi et oublier de regarder ce qui se joue en l’autre. Car l’autre aussi a ses problèmes. L’autre n’est pas parfait.
Mais enfin, y a qu’à ouvrir les yeux ! Pas si facile….
Voir le double bind, c’est d’entrée de jeu, le faire capoter. Si on réalise qu’il y a contradiction dans la demande, on ne se remet pas en cause soi-même. On acte la contradiction et on se fait grâce de répondre à la demande puisqu’elle n’est pas claire.
L’intéressant dans le double bind, est que si l’on peut voir la contradiction de l’extérieur, quand on n’est pas concerné (en mode coaching par exemple :-), la personne receveuse, elle, ne le voit pas. A cela, plusieurs raisons : elle a confiance, elle n’ose imaginer la manipulation, elle ne voit pas le mal. On dira souvent qu’elle a une estime d’elle-même trop basse mais on pourrait aussi y voir aussi un capital confiance important accordé aux autres (d’ailleurs les enfants sont les premières victimes du double bind). Elle accorde aux autres sa propre façon “saine” de fonctionner, ce qui explique que les personnes cibles de harcèlement moral ou de pervers narcissiques soient toujours des personnes plutôt “gentilles”, qu’on dira naïves, mais tout est une question de point de vue (voir Cynthia Fleury et le fait que c’est justement parce que les personnes sont saines que ça part en live pour elles – lien). Bref, elles ne voient pas le mal venir. De fait, elles partent donc du principe que ce sont elles les déficientes, et non les autres. Des hypersensibles quoi 🙂
Le double bind fonctionne parfaitement avec les enfants. Et ils en récupèrent une tonne tous les jours :
- Les contradictions entre ce que dit l’école (investis-toi, fais de ton mieux) et ce qu’elle fait (horaires, conditions, rigidité, dévalorisation, critiques, manque de pédagogie, etc.),
- Les contradictions entre le non-verbal (rigidité, mine dégoûtée ou renfrognée, le non qui se dégage) et le verbal (tout va bien, embrasse moi, je t’aime, vas-y) des parents ou des personnes de l’entourage,
- Les injonctions de type “Détends-toi”, “Sois heureux”, qui se contredisent en elles-mêmes
- Les contradictions entre la demande de confiance “écoute les adultes, je sais mieux pour toi, je vais te guider, fais moi confiance, ne fais pas comme tu sens, fais comme je te dis” et l’incohérence des comportements ou demandes (injustices, absurdités, absence de sens, demandes incohérentes, non exemple, etc.).
Bref, pour que le double bind fasse son effet, il faut un crédit de confiance.
Je précise aussi, que l’émetteur est rarement conscient de la contradiction, et qu’il ne souhaite pas forcément l’effet destructeur. Il est, tout comme le receveur, la proie de son inconscient. Il ne pilote pas, il est piloté. Et si on lui disait qu’il fait du double bind, il nierait en bloc (sauf s’il travaille sur lui, mais en général c’est plutôt le receveur qui travaille sur lui que l’émetteur, car celui-ci renvoie ses souffrances sur les autres).
Multiples contradictions
Le double bind peut générer une contradiction de plusieurs manières, que je résume ici :
- Une phrase qui comporte en elle-même la contradiction : “détends-toi !”, ou “sois naturel !”.
- Un affirmation ou une demande qui contredit le ressenti du receveur : “viens m’embrasser” associé à une posture fermée, ou “non tout va bien” alors que la tension intérieure est palpable, ou « Tous unis vers un même but » alors qu’on voit la débandade, etc.
- Une phrase qui culpabilise malgré une posture officielle positive : “non vas y, c’est pas grave, je resterai tout seul à manger des pâtes” ou “non, je veux ton bonheur, deviens indépendant… mais je me sacrifierai alors en reprenant un travail salarié” ou “oui tout ici peut être dit, on donne libre cours aux émotions” alors que la réception est pourtant critique ou tendue.
Bref, l’insupportable vient du fait que le but officiel ne soit pas le but réel. Et que la confiance accordée à l’émetteur mène à croire le but officiel / déclaré et à douter du ressenti intérieur qui contredit le but officiel. Bref, l’hypersensible se sacrifie sur l’autel de la crédibilité de l’autre 🙂
On voit bien que si la contradiction est vue d’emblée, il n’y a pas d’effet intérieur délétère. On prend acte, et on continue ou on arrête. Si on n’ose la voir, si on n’ose la croire, c’est de soi qu’on doute.
Les effets délétères
Si on ne voit pas le double bind (ce qui implique d’assumer que l’autre personne, en face, ne soit donc pas si parfaite, qu’elle soit aussi en prise avec ses propres démons, malgré son assise/autorité/perfection/attraction), la conséquence du double bind est… pas géniale :
- Grande confusion sans savoir pourquoi
- Sentiment d’impuissance : Incapacité à bouger, à prendre une décision, à faire quelque chose.
- Sentiment de culpabilité mais très diffuse : on sent bien qu’on ne fait pas ce qu’il y a à faire ou qu’on ne se comporte pas comme on devrait se comporter, mais le flou de l’histoire rend les choses insaisissables et irrattrapables. On est coupable sans savoir exactement pourquoi.
- Perte de sens, démotivation, désengagement : dans l’entreprise, sur un projet, on ressent une absence de sens et donc une démotivation profonde et on culpabilise (comme ça la boucle est bouclée !) de se sentir démotivé sans comprendre pourquoi (sans s’accorder que si on le ressent, c’est que comme d’habitude, il y a une très, très bonne raison).
- Sentiment de profonde vulnérabilité et de tristesse : notre ressenti, notre boussole intérieure, est contredite. La remise en cause de notre boussole intérieure est, je crois, une des pires souffrances.
- De façon répétée, ce qui est le cas particulièrement dans notre société, il entraîne une perte complète ou partielle (selon le champ investi par le double bind) de confiance en soi.
Les enfants, en première ligne, comme d’hab
L’impact le plus puissant du double bind est sur les enfants, donc sur les futurs adultes qu’ils seront. En leur proposant de ne pas accorder crédit à leurs ressentis et à leurs émotions, on les empêche de se fier à leur boussole intérieure (qui a quand permis la survie de nos gênes pendant deux milliards d’années). L’enfant se raccroche alors au contrôle pour essayer de percevoir le monde tel qu’on lui dit qu’il est. Il essaye de tout contrôler et de tout maîtriser rationnellement. Il perd sa puissance, sa spontanéité, son intuition, et il a peur de tout (puisqu’il ne fait plus confiance à sa boussole).
Des exemples de double bind dans notre société
Le “double bind”, au delà des individus (parents, amis, collègues), est partout dans notre système : société, école, administration, universités, entreprises. Dans les structures comme chez les individus, la base est la même : un premier discours qui s’engage sur l’officiel, l’idéal dirons-nous, et un discours non affiché mais réel, que l’on ressent, mais qui est contredit par le 1er.
- L’école demande aux enfants de s’investir pour apprendre au mieux car c’est son objectif, mais elle contredit cet objectif par tout un ensemble de règles, d’attitudes et d’organisation qui vont dans un sens opposé, et que les élèves voient et ressentent sans comprendre.
- Une entreprise se dira être au service du client et de la valeur qui lui est apportée mais les décisions ne seront jamais pleinement prise en ce sens, ou de façon insuffisante.
- La faculté de médecine (comme toutes les facs, si ce n’est l’ensemble du système scolaire, soyons honnête) filtre les étudiants pour mener à l’excellence de la médecine mais le filtrage se fait par des exercices stupides, ce que le réalisateur de l’excellent film Première année appelle les réflexes reptiliens!
Ceux qui ne sont pas victimes du double bind
Ceux qui ne ressentent pas le double bind sont ceux qui s’assoient tellement sur leurs ressentis qu’ils ne sont pas “tourmentés” par la contradiction : ils ne la ressentent pas. Par exemple des étudiants en médecine qui se fixeront sur les examens sans ressentir la contradiction entre les beaux discours et la réalité du terrain (“Mais non, de quoi parles-tu ? Faut bosser !!)”. Les salariés qui auront la même pression, mais qui ne ressentiront pas l’absence de sens, en tout cas pas encore : ceux là seront on board « envers et contre tout ». Bref, ceux qui taisent tellement leur ressenti qu’ils ne voient pas la contradiction. J’appelle ça les contrôlants en amont. Ceux-là sont souvent assez donneurs de leçon vers ceux qui souffrent de l’absurdité du système, et c’est logique : leur équilibre est mental, donc instable, et il ne tolère aucune contradiction ou ouverture sous peine de voire l’édifice s’effondrer. Ils deviennent donc potentiellement très prosélytes du système qui les contraint.
On a aussi des personnes qui ressentent la contradiction mais qui n’ont pas accordé leur confiance a priori : elles « voient » donc le double bind. Et un double bind vu est un double bind raté. Ceux-là sont des roublards. Ils ont compris le jeu depuis longtemps et une certaine amertume se dégage d’eux (parce que ce qu’ils voient, c’est pas beau à voir). Ils ont du ressenti, mais ils n’ont pas la confiance facile. Ils ont souvent un profil assez cynique, et en même temps engagé, un peu à la Didier Raoul. Ils font ensuite ce qui les arrangent, en conscience, en poursuivant leur propre objectif personnel. Le côté positif est qu’ils échappent totalement au double bind, donc à leur remise en cause personnelle. Le côté négatif est qu’ils jugent les émetteurs et ne voient pas la faiblesse sous-jacente. Ils ne ressentent pas de compassion. Ils sont plutôt méprisants du système. Ceux-là diront : “Bien sûr c’est n’importe quoi « . Et ils en feront ce qu’ils veulent, ou ils feront avec.
NB : le “faire avec” ne peut durer éternellement. Il peut durer 20 ans, 30 ans, 40 ans, mais le manque de sens et de cohérence nous rattrape. Nous nous retrouvons alors dans l’impossibilité physique de continuer comme avant. Cette vérité s’applique particulièrement aux cyniques engagés (j’aime beaucoup ce profil, ils sont durs à l’extérieur et mous à l’intérieur, très chou…).
En quoi la négation du ressenti enlève la puissance
L’homme et l’animal s’appuient sur leur ressenti (intuitions, envies, sensations) pour capter le monde qui les entoure, ressentir leurs besoins et prendre des décisions. C’est une méthode qui a plutôt fait ses preuves depuis le 1er acide aminé sur terre. La négation d’un ressenti quand on accorde crédit à la personne ou la structure contredisant le ressenti génère donc un paradoxe puisqu’elle appelle à contredire ce qui est vivant et fiable en soi pour se fier à une autre boussole qui n’est pas la sienne et qui plus est, est fausse. La puissance de l’individu, humain ou animal, vient de son ressenti, de son intuition. La rationalité n’est rien sans l’intuition. La capacité de travail, le talent ne sont rien sans l’envie. La vie n’est rien sans émotions. Retirer la confiance dans le ressenti ne peut que produire du contrôle, de la peur, de l’insuffisance, de la souffrance, de la stérilité. La mort quoi :-), ce truc qui nous donne la sensation de survive et non de vivre notre vie.
Détecter le double bind
Easy. En tant qu’humain, vous êtes parfait. Dès que vous ressentez un malaise, quel qu’il soit, une souffrance, une anxiété, posez-vous, et regardez à l’intérieur de vous. Soit vous ressentez une émotion qui fait écho à une blessure d’enfance, soit quelque chose contredit votre ressenti. Si votre ressenti est contredit, c’est que vous avez accordé un crédit supérieur à quelqu’un ou quelque chose sur votre ressenti. Détectez la confiance accordée. Vous trouverez le double bind.
Il y en a partout ? Pas de panique, oui, c’est possible. C’est pas grave, mieux vaut les détecter que les subir !
La seconde étape, c’est de pardonner. Il n’y a pas de malveillance. Chacun gère ses souffrances comme il peut.
La question suivante : pourquoi il y a du double bind ?
Déjà, n’importe qui peut être émetteur d’un double bind. Il n’y a que quand vous travaillez sur vous-même que vous pouvez réduire la voilure. Personnellement, je me suis déjà observée en train de dire blanc à ma fille alors que je pensais noir, ou lui demander de faire quelque chose alors que je ne lui accordais pas la confiance pour le faire. Donc, on peut tous être émetteur, et la seule chose à faire est d’avoir le courage d’en prendre conscience au moment où ça se joue.
L’émetteur du double bind est généralement lui-même victime d’un double bind. Il n’ose pas avouer, émettre, dire, demander la réalité de son besoin ou ressenti. Il le fait de façon cachée, détournée, en affichant l’idéal mais en dégageant l’inverse.
Nos structures sont à l’image des individus. Elles affirment le positif. Et taisent ce qu’elles estiment mauvais, honteux, insuffisant, défectueux, projectif. En refusant de regarder la réalité en face, en faisant semblant que « officiellement » tout va bien, elle génère un double bind de folie qui envoie les salariés, élèves et citoyens dans le mur. Cette priorité au « tout va bien, pas de vagues » est ce que j’appelle “la priorité sécuritaire”. Notre pays est tout axé, en secret, sur la sécurité. Une sécurité allopathique qui préfère faire « comme si » que regarder en vrai. Et si vous osez dire que en fait, non, ça ne marche pas ou ça ne va pas, alors là… Bref, l’astuce, c’est de faire semblant, comme tout le monde. De se raconter une histoire que si, si, ça marche et si on voit que ça marche pas, se raconter l’histoire que l’on a un problème et attendre sagement le burn out, car franchement, comment pourrais-je avoir raison face à tout un système ?! C’est ce qui rend les français les premiers consommateurs d’anxiolytiques et d’antidépresseurs, avant les coréens du nord. Oui, en fait, double bind est massif, général, et il est douloureux…
NB : pourquoi notre pays est un tel spécialiste du double bind ? J’ai quelques pistes qui remontent à Paul de Tarse, mais si vous en avez d’autres hypothèses, welcome, discutons-en !