J’ai participé il y a quelques temps à une chantier participatif. En fin de matinée, après une discussion avec une personne, j’ai eu une attaque de panique. Une montée d’angoisse qui m’a fait contacter une part de moi que j’avais oubliée. Ou plutôt que je ne calculais pas quand elle montait en moi, ponctuellement, au gré des déclencheurs. Je m’y identifiais tellement sans doute que je n’avais jamais pu m’en distancier, donc la reconnaître. Cette fois là, je l’ai vue, cette part au goût d’adolescence. Et elle m’a bouleversée. Sans doute avais-je voulu l’oublier. Mais elle était pourtant bien là, depuis le temps, larvée en moi, attendant d’être reconnue, acceptée, et probablement pleurée.
Cette part là me parle du cauchemar qu’a pu être mon adolescence. Pas tout le temps, parfois, mais je m’étais bien arrangée pour n’en garder que les meilleurs moments. Ou en tout cas, ne réussissant plus à y relier l’énergie d’origine. L’abordant sans émotions.
Ce cauchemar, c’est de se retrouver piégée dans une identité dégradante qui n’est pas soi mais que les autres prennent pour vraie. Piégée par un contrôle irrésistible en soi qui empêche de montrer le vrai, le super soi. Le cauchemar, c’est de montrer malgré soi une part blessée, souffrante, apeurée, et de sentir la distance et la gêne des autres, comme si c’était honteux et contaminant. Parfois, et souvent, c’est adjoint de la résistance que l’on met de tout notre cœur pour avoir l’air ok, confiant, normal, et alors, le faux-self s’en donne alors à coeur joie, et après avoir été pitoyable, on devient méprisable. Car alors, tout sonne faux. %ais nous n’arrivons pas à faire autrement. On est piloté et impuissant. On est disqualifié vis à vis de des autres, et dans notre âme, c’est un déchirement…
Le cauchemar de la disqualification
Arrêtons-nous là. Quand nous sommes adolescents, nous sommes terrorisés par la disqualification. Le rejet. La faiblesse est à proscrire. Il faut avoir l’air cool et sûr de soi. Toute faiblesse peut être utilisée, moquée, abusée. Notre innocence est un piège qui nous rend vulnérable à la bêtise ou à la méchanceté de celui qui a (déjà) perdu la sienne. Nous essayons donc de lutter contre, de l’enfermer, de ne plus la laisser s’exprimer. Nous ne conscientisons rien. Nous ne savons pas ce qui se joue. Mais quelque chose de latent, en arrière plan, nous terrorise. Être faible et qu’on en abuse, qu’on en rit, qu’on soit exclu pour cette faiblesse si gênante.
Notre innocence, c’est notre âme. Notre vulnérabilité, c’est notre humanité. Quelle maltraitance cela peut être pour notre âme que cette fuite, cette résistance, cette interdiction qui nous enferme dans quelque chose qui n’est pas nous, dans un contrôle qui nous rend factice, étranger à nous-même, en hyper contrôle et terrorisé par le jugement des autres ?
C’est ce que vivent les adolescents chaque jour.
Ma fille, plutôt populaire, 12 ans, et les efforts extraordinaires qu’elle fait pour être acceptée, non disqualifiée, intégrée, en étant cool, sûre d’elle, dans les bons codes, les bons réseaux, les bons vêtements, le bon maquillage.
Ma fille, 15 ans, au lycée, qui contemple la rigidité de tous avec désespoir et attend de vivre, que la vulnérabilité soit dite, soit assumée, que la conversation devienne enfin VRAIE. Elle est bien seule à cet endroit. Elle s’ennuie. Tout manque d’intensité. De transparence. De franchise. Tout sent la peur et le contrôle, derrière la cool attitude. C’est morne et triste, finalement. Pas quand on y est. Mais après.
L’identité honteuse s’installe
Je reviens sur mon attaque de panique. Elle est arrivée au détour d’une conversation. J’ai parlé de moi. Sans doute à une personne qui n’était pas bienveillante, ou en tout cas pas réceptive. Je n’ai j’imagine pas entendu les signaux. Je me suis enthousiasmée pour ce qu’elle partageait sans ressentir l’énergie exacte qu’il y avait. Sans doute parce que j’étais déjà dans un tunnel, déjà fragilisée. Le groupe est challengeant pour moi. C’est déjà un stress avant même d’y être. Je veux et je ne veux pas. J’aspire et j’ai peur. Dans cette fébrilité intérieure, déjà, je ne suis plus centrée totalement. Je ne vois pas les signaux. Bref, je suis titillée par mon traumatisme. J’oserai dire, c’est le but.
Après avoir eu cette conversation donc, j’ai commencé (et vraiment, je n’avais jamais réussi à mettre ce moment en observation de toute ma vie, extraordinaire sensation) à me sentir maladroite. Au début, c’était juste bête. J’ai soudain hésité à savoir où poser mes mains, dans mes poches ou le long de mon corps ? Puis j’ai hésité à poser un outil ou le garder en matin, puis je ne savais pas si je devais passer par dessus les ficelles ou dessous. Le tout accompagné d’une gêne progressive, d’un sentiment de ridicule qui montait. Tout ce qui était fluide avant devenait l’objet d’hésitation. Je ne savais pas comment faire pour avoir l’air normal et confiante. Et là déjà, on voit le hic. De fait, une part en moi voulait avoir l’air normal et confiant pour ne pas se ridiculiser. Ca n’avait rien à voir avec l’extérieur, probablement. Je rejouais une scène, mais je l’ignorais. La panique s’installait progressivement à l’idée que mon malaise se voit, et derrière le fait que le malaise se voit, il y avait une énorme angoisse, comme si la caméra reculait et qu’une distance vertigineuse m’éloignait des autres de plus en plus.
Observation de l’identité affleurante
Là où ça devient intéressant, c’est que d’habitude, je suis dans le tunnel, je vis le moment avec douleur, puis je déprime, puis ça passe. Là, après peut être 30 m, j’ai commencé à « me voir ». Je voyais l’identité affleurante en moi, que je connaissais bien, qui se manifestait quand j’étais au contact d’un groupe que je ne connaissais pas. Mais je ne l’avais jamais observée ainsi, comme séparée de moi. Elle était incontrôlable, cette identité. Elle prenait la main, pensait, se comportait comme si je n’étais plus cette femme indépendante, confiante, gaie que je suis (souvent, pas toujours), mais l’exact inverse (et je le livre avec la perception que j’ai de moi à ce moment là, et j’ai 13/14 ans) : une pauv’ fille maladroite, en contrôle, hésitante, ridicule, qui fait fuir les autres parce qu’elle les met mal à l’aise, et qui soulève la pitié (à défaut de soulever la moquerie). La fille qu’on regarde avec commisération, mais de loin, parce qu’elle est gênante. La fille essaye désespérément que ça ne se voit pas, sinon elle s’enfuirait directe sans parler à personne mais alors elle serait définitivement disqualifiée, jugée inintégrable. Bref, elle serait grillée. Alors elle s’accroche et elle essaye de faire comme si tout allait bien. Mais ça se voit, que ça va pas.
Cette identité qui pilote s’associe à une énorme angoisse. Je ne saurais la décrire. C’est une sorte de panique intérieure et de désespoir mêlés, de sentiment de solitude infinie, de honte de soi, de discrédit de soi. S’y associe l’espoir insensé, la supplication intérieure d’être vue, reconnue pour ce que l’on est, pour la véritable Gwenn que je suis, et pas ce magma honteux (oui, probablement que personne ne voit rien, c’est le principe de l’écho sur un point sensible, c’est entre soi et soi…) avec cette incapacité à laisser le flux juste sortir, même si c’était pour dire : je suis pas bien !! Enfermée, coincée en soi. La supplication reste muette. Honte et dégoût de soi.
Là j’en parle comme ça parce que je l’ai analysé sur le temps du midi. Puis le flux à présent sort. Mais sur le coup, c’est juste une identité de moi larvée qui pilotait. J’en ai les ressentis. Mais pas la distance. Je suis affolée. Et j’y suis totalement identifiée. C’est moi ça, oui.
La sortie
Dans cette énergie douloureuse qui me traverse, vient soudainement un flux de conscience dans ma tête, comme un manuel détaillé pour comprendre ce qui se joue. 7 étapes m’apparaissent pour mettre de la conscience sur l’expérience, sortir l’émotion, comprendre ce qui se joue. Je fais des allers retours avec ma brouette, j’écris dans ma tête les 7 étapes. Je suis excitée, mais en même temps, l’autre part continue à être angoissée et malheureuse. Les deux cohabitent.
Contrairement à d’habitude (voir L’éco-lieu), à 12h, je décide que c’est bon, je ne vais pas en rajouter, je ne vais pas faire semblant que ça va, je n’irai pas manger avec les autres. Bref, je renonce à démontrer que je suis intégrable. Ca me cisaille… mais bon, je me prends (enfin) au sérieux. Enfin, je prends mon malaise au sérieux. J’arrive péniblement à aller voir quelqu’un, toute contractée, tentant malgré moi d’avoir l’air ok (mais de quoi aurais-je l’air si je n’essayais pas ?!) pour dire à mon interlocuteur : je ne vais pas bien, je ne vais pas pouvoir manger avec vous, je reste dans ma voiture, je vais tenter de lâcher, et soit je pars, soit je reviens, mais si la voiture disparaît, c’est normal.
Quel soulagement de mette fin au simulacre… A la nécessité d’assurer, de tenir. Je suis maladroite, soit, mais je tiens. Malo en face me dit ok. Je me replis dans ma voiture et je contacte enfin seule à seule cette part souffrante en moi.
A se tirer une balle
Je ne vais pas aller dans le détail. Elle me parle de tout ce que j’ai vécu, par à coups, dans l’adolescence, et autant dire que c’est un put*** de cauchemar. A se tirer une balle.
Cette identité me révèle le déni de moi. Comment ma part exacte a été mis en berne, par les autres, mais par moi aussi. Comment je me suis retrouvée bête curieuse suscitant la pitié des autres dans un camp en Corse, au ski l’année suivante.
Comment je me suis retrouvée dans le corps d’une fille pitoyable. Comment j’ai été réduite à ça, sans que rien, aucun regard ne vienne me dire : je te vois. Sans qu’aucun regard ne vienne me rendre ma vraie identité. Ce regard qu’on retrouve chez nos parents, chez nos amis, chez ceux qui nous aiment, et pour qui on vaut le coup. Bref, j’ai retrouvé cette sensation horrible de disqualification quand l’évitement des autres semble n’avoir qu’un but : éviter la contamination.
Dans ma voiture, j’ai ressenti après un temps une énorme colère. La colère de cette image galvaudée de moi, dans laquelle je m’étais glissée, et dans laquelle on m’avait laissée aller. Je n’étais pas ça. Put*** non je n’étais pas ça. Mais c’est à ce « truc », ce « machin » insipide et ridicule que j’avais été menée.
J’ai eu beaucoup de libération émotionnelle dans la voiture. On s’en doute. C’était fort et intense. Mais il m’est resté cet ébahissement de l’enfer que j’avais oublié. Cette prostitution de mon moi, de mon être. J’ai pensé alors à tous les adolescents dont le vrai moi était éteint ainsi, caché, face aux autres.
J’ai surtout pensé à ceux qui y étaient encore, là, en même temps que je faisais ma petite libération émotionnelle, et qui souffraient de ce moi dévoyé et pitoyable (c’est ainsi qu’on se ressent, mais on ne l’est tellement pas…), d’autant plus pitoyable qu’on y résiste et qu’alors tout sonne faux. Cette souffrance d’être étiquetée, définie par les autres comme « pas cool, pas bon », alors qu’on sait que l’on est, mais personne pour nous le faire sentir.
Un seul regard…
Dans ces moments là, notre seul besoin serait une personne, une seule, qui nous dirait « je te vois » (cette phrase dans Avatar m’avait bouleversée). Qui ne s’arrêterait pas à l’image du faux-self, sonnant faux, lourdingue. Et qui sait que derrière, il y a juste un égo qui essaye de sauver les meubles. Qui sait que derrière, il y a le vrai moi, cool, heureux, marrant peut-être, chouette quoi.
C’est le regard de notre ami qui suffit à nous faire nous sentir bien où qu’on aille. Ce regard qui nous rassure car dans ses yeux, on voit qui on est, et c’est chouette. Celui avec qui on se sent fort et indépendant du regard des autres. Et puis quand l’ami n’est plus là, on s’effondre. La peur revient, qui suis-je ? On retrouve l’affleurement de cette identité dévoyée (et tellement attachante, Bon Dieu, en fait).
Emeline me disait qu’il y avait une fille qui l’agaçait dans sa classe. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle m’a répondu qu’elle parlait trop fort, qu’elle était trop ceci, trop cela. Et j’ai réalisé que notre fuite de la vulnérabilité, nécessaire pour survivre, nous rendait insupportable. C’est dans le faux self qu’on s’en prend le plus dans la gueule. Dans cette partie artificielle qui prend le dessus pour éviter l’apocalypse de se montrer triste, désespérée, honteux, bref, avec les sentiments que tout le monde fuit pour ne pas être pitoyable. Disqualifié quoi.
Je ne suis pas cette fille. Mais Bon Dieu je la respecte. J’en ai eu honte. Et j’avais honte de moi. Mais je ne suis pas ça. J’ai été poussée à ça, à ce discrédit intérieur, comme si je m’étais prostituée devant tout le monde. Mais je peux reconnaître que la gamine de 10 ans que j’avais été n’était pas ça. Elle n’était pas en contrôle, apeurée par le jugement des autres, essayant de faire comme si c’était ok alors que ça devait sonner faux, probablement. A 10 ans, j’étais libre, indépendante, fonceuse, atypique, spontanée, curieuse et enthousiaste. N’est-ce pas fou, cette société qui nous amène de cet endroit à cet autre endroit en quelques années de façon si efficace ? Est-ce écrit quelque part, cette folie entre 11 et 14 ans, qui rend soudain tout le monde si normé, si jugeant, si conformiste, si étiquetant, si peu aimant de l’autre et qui génère une telle brouettée de traumatismes pour les plus sensibles ? A t-on jamais envisagé de s’interroger sur la question ?
Colère, amour, énergie, pardon, regard
Dans cet espace de ma voiture, j’ai ressenti après la colère beaucoup d’amour pour cette part affolée. Pour cette part en moi qui avait douté direct et qui s’était mise en contrôle puisque, apparemment, quelque chose n’allait pas chez elle. Sa façon d’être, peut-être sa puérilité puisqu’à 11 ans, elle ne comprenait pas les trucs des autres, les marques, les garçons, la danse et qu’elle avait encore envie de jouer. Mais les autres n’avaient pas envie de jouer. Ils voulaient surtout être cool et qualifiés, dans le bon clan. Le doute s’est installé ainsi l’été de mes 10 ans. Après, la graine était là. Il suffisait de l’arroser. Ce que n’a pas manqué de faire le collège, et les camps de vacances.
J’ai eu une dernière phase alors dans cette voiture. J’ai entraperçu toute l’énergie que j’avais laissée dans ces situations où je m’étais galvaudée. Et j’ai décidé instinctivement de récupérer l’énergie. Toute l’énergie que j’avais dilapidée ici et là, pendant ces 4 années, de 10 ans à 14 ans, je l’ai récupérée, enfin en partie. Et je la récupère encore. Et il en reste. C’était comme hors de question que je laisse quoique ce soit de moi à ces endroits. J’avais l’impression de récupérer des parcelles de mon âme progressivement, comme un puzzle qui se reconstituait.
Puis je me suis demandée pardon. Pardon d’avoir douté. Pardon d’avoir cru les autres. Pardon d’avoir accordé ma confiance en sacrifiant mon âme, à la place.
Puis je me suis apportée ce regard qui m’avait manqué. Je suis allée visiter chacun de ses moments, je me suis vue, et j’ai dit à l’enfant / ado : je te vois. Je sais qui tu es. Ne doute plus. Je te vois. Telle que tu es vraiment. Et c’est magnifique. Et je t’aime, dans toutes tes parts, y compris la pas glorieuse. Parce qu’elle est humaine et qu’elle ne dit rien de toi, de ce que tu es vraiment.
En écrivant ces mots, je pense à ma nièce, Sarah, qui a 36 ans maintenant. Je pense au massacre opéré sur elle au collège. A son incapacité à présent à aller dans la vulnérabilité (son Tchernobyl comme elle l’appelle). Mon Dieu comment notre âme est meurtrie dans ce que nous sommes. Mon Dieu comme nous faisons souffrir nos enfants, nos adolescents, avec la bonne conscience du toit, de l’éducation, et du pourvoiement à nos (put***) de besoins matériels. Mon Dieu comme la négation de soi est un arrachement de notre âme. Et comme nous devrons bien un jour y faire face.
Et Mon Dieu que c’est bon de enfin le reconnaitre. Reconnaître la souffrance qui a été. Enfin…